L’Académie des arts de Berlin (Akademie der Künste zu Berlin) expose les photographies des 100 chorégraphes les plus importants du XXème siècle. Karine Saporta y figure avec une photographie de son spectacle “La Princesse de Milan” par le photographe Laurent Philippe et le texte suivant:

 

Une danse de résistance. Aux origines de la danse « contemporaine » : la puissance du geste et du corps féminins

Je souhaite dire ici quelques mots sur l’évolution récente du statut des femmes chorégraphes.

Porteur d’idées émancipatrices et d’une philosophie du corps révolutionnaire, ce grand « courant » chorégraphique dont nous sommes héritières, celui de la danse contemporaine (telle qu’on la nomme aujourd’hui*) n’a cessé, malgré certaines dérives politiques parfois, de défier l’ordre établi. De mettre à mal tous les conservatismes.

Et…

Est-ce un hasard si, pendant toute cette longue période où la danse moderne se structure et se fait connaître comme une alternative susceptible de damer le pion aux formes institutionnelles classiques et néoclassiques, aux formes hollywoodiennes mêmes, les chorégraphes femmes jouent un rôle majeur ? Certaines deviennent des stars incontournables de leur époque : Loïe Fuller, Isadora Duncan, Ruth Saint-Denis, Mary Wigman, Martha Graham, Doris Humphrey… Leur art n’est pas considéré comme un divertissement, elles ne sont pas assignées à résidence dans la frivolité non plus que dans l’érotisme. Ces auteures femmes semblent avoir gagné la partie : faire de l’expression par le geste et le corps un art à part entière capable d’évoquer toute chose au même titre que la poésie, la peinture et le théâtre.

« L’on danse avec son vagin » proclamait Martha Graham. Révélant que du fond de cet « être – corps » spécifique, de cet être-en-creux, il est possible de faire surgir une technique corporelle. La technique de Martha Graham, fondée sur un rapport à l’intime charnel et désirant, bouleversera toutes les habitudes de travail dans la danse. Son influence sera immense sur plusieurs décennies et dans le monde entier : opposant au travail des jambes et des bras pratiqués dans la technique classique la mise en jeu de la musculature profonde du bas-ventre. Martha Graham formalise ce dont les pionnières qui l’ont précédée – Loïe Fuller et Isadora Duncan en particulier, avaient eu l’intuition : la puissance d’un geste nourri de l’énergie du centre du corps est infiniment plus importante que celle provenant de l’effort musculaire périphérique des bras et des jambes.

Dés ses débuts, le phénomène est aussi européen. Il connaît un nouvel essor sur notre continent à partir des années 1970 :  en Allemagne, au moment de l’éruption volcanique provoquée par des Pina Bausch, Reinhild Hoffman, Susanna Linke, en France dans les années 1980 après l’arrivée de Carolyn Carlson. Incarné par les figures de Maguy Marin, de Régine Chopinot, de moi-même (Karine Saporta), de Catherine Diverrès, de Joëlle Bouvier. En Belgique à la même période lorsqu’ apparaissent les Anna Teresa de Kersmaker, Nicole Mossoux, Michèle Anne de Mey, Michèle Noiret pour n’en citer que quelques-unes…

Et … peu après le tournant du 21ème siècle, cette période faste pour les femmes s’interrompt. Cette interruption semble aller de pair avec d’une part le retour d’une danse codée (à travers les styles hip-hop et néo-classique) et d’autre part celui d’une danse conceptuelle (courant dit de la « non-danse ») au début des années 2000. Ces courants se détachent des questionnements fondamentaux en quête de ce que je nomme « le corps profond ».

J’invite ici à la réflexion sur cette évolution.

Cheffes de file, nous entendons bien demeurer. Perpétuant l’élan de celles qui ont mené il y a un siècle un combat âpre et incessant pour barrer la route aux tentatives de récupération dans les registres de la frivolité et du divertissement de leur création. Comme ces pionnières, désireuses d’éviter toute déviation, nous sommes aujourd’hui encore attachées à transmettre par nos écrits ou par notre enseignement une vision de notre art exigeante. Grâce à cette vitalité anticonformiste qui traverse l’histoire de nos élans chorégraphiques, notre danse est enfin devenue un art majeur. Et nous n’entendons pas capituler.

 

*La danse que nous appelons aujourd’hui « contemporaine » a connu des appellations différentes au cours de son histoire. Dénommée danse « libre » à ses début, elle s’est appelée danse « plastique » en Belgique etc… C’est l’appellation danse « moderne » qui l’emporte et permet de désigner ce courant dans la danse sur la quasi totalité du vingtième siècle.

KARINE SAPORTA

10 juin 2019

 

 

 

L’exposition publie également un livre : Le centenaire de la Danse.