Textes par Karine Saporta

SAPORTA / SAM LEVIN

‘LE STUDIO PHOTOGRAPHIQUE EN QUESTION’

C’est l’accès aux labyrinthes du fantasme dans ses dimensions les plus érotiques et les plus païennes que favorise selon Karine Saporta le travail en studio. Pourtant… le photographe travaille dans son studio à l’instar du peintre de la Renaissance… dans son atelier. Entouré d’une équipe. Il y est rarement seul à l’ouvrage. Complices de sa transe : assistants, costumiers maquilleurs se pressent et scrutent dans ses moindres détails la scène encore vivante en passe d’être capturée. Le travail de prise de vue met en œuvre tout un arsenal technique dont le succès de l’image est fortement dépendant. Avec son équipe, le photographe en son studio comme en son laboratoire cherche, invente, expérimente de nouvelles méthodes… fait progresser sa science. Tous les détails de la mise en scène concourent à l’alchimie du ravissement « esthétique ».

Le travail de Karine Saporta s’inscrit dans le droit fil de ces grands photographes surréalistes dont elle suit l’enseignement lors de ses études aux États-Unis (Ralph Gibson, Duane Michals en particulier). Imprégnée depuis lors de l’idée que la photographie est un art savant, complexe et raffiné, Karine Saporta réalise ses prises de vue en extérieur comme en intérieur, de manière extrêmement méticuleuse. Elle aborde depuis ses débuts le cadre photographique tel un cadre de scène. De ce cadre, elle dit qu’il est plus exigeant encore. Car, de la profondeur de champ, en passant le choix de l’optique et jusqu’à la position du corps photographiant : l’étendue des paramètres est selon elle extrême. De nombreux facteurs déterminant le regard viennent s’ajouter aux données actives dans le cas du cadre de scène. Rien d’étonnant donc à ce que le studio photo de la chorégraphe/photographe s’apparente à un fabuleux théâtre pour lequel elle investit et fait réaliser des décors, fonds photographiques, accessoires, coiffures, maquillages, peintures sur corps très sophistiqués. Ainsi construit-elle mentalement l’image avant même d’installer les conditions de la prise de vue… dans son imaginaire prolixe.

C’est pour rendre hommage au travail en studio que Karine Saporta imagine donc de créer un festival photographique entièrement consacré à la photographie de création. La première édition de la manifestation “Vues de l’esprit” est prévue en juillet-août 2020 sur le territoire normand.
Un premier hommage, en préfiguration, est donc rendu ici aux deux photographes du studio Levin dans le cadre de l’exposition SAPORTA/SAM LEVIN – Le studio photographique en question » à la Galerie IGDA 2.0 à Caen du 28 février au 12 mars 2020. La venue de cette incroyable exposition consacrée au studio Levin a été rendue possible grâce au partenariat de la Médiathèque de l’architecture et du patrimoine et tout particulièrement grâce à son directeur Gilles Désiré dit Gosset.
Sam Levin et Lucienne Chevert, des années 30 où ils photographient la vie cinématographique jusque dans les années 60 où ils travaillent de manière étroite avec les disques Barclay (pour illustrer les fameuses “pochettes de disque”) réalisent une œuvre colossale, artistiquement et historiquement incontournable constituée de quelques 750 000 clichés. C’est à travers leurs yeux et leurs inventions que nous regardons encore bien des icônes du vingtième siècle.

En présentant des images non recadrées, cette exposition nous invite à comprendre la nature véritable d’un métier et d’une pratique. Négatifs et Ektachromes déploient sous nos yeux toute une grammaire d’intentions. Leurs hors-champs nous permettent de comprendre le contexte des prises de vue, de remonter à l’instant même où le modèle se révèle, de coller au plus près de l’idée du photographe opérant en studio.

LE STUDIO LÉVIN

L’aventure Lévin débute en 1934 à Paris dans un appartement de la rue Saint-Georges. C’est dans son domicile où le salon a été transformé en atelier de prise de vues que Sam Lévin reçoit ses modèles qu’il a d’abord rencontrés sur les tournages de films. Très vite, il est rejoint par Lucienne Chevert. En 1937, le Studio Lévin déménage rue du Faubourg Saint-Honoré. Le portrait du Studio Lévin de la fin des années 1930 repose avant tout sur une technique issue des plateaux de cinéma où débutent puis opèrent régulièrement Sam Lévin et Lucienne Chevert. À la Libération, l’atelier s’agrandit adjoignant au studio une photothèque et un laboratoire. Un salon est aménagé pour permettre l’accueil des acteurs, chanteurs et modèles qui viennent confier leur image à ce qui est devenu l’un des plus célèbres studios de la capitale. D’emblée, le studio se caractérise par sa clientèle presque exclusivement faite de personnages connus ou en passe de le devenir : peu d’anonymes, quelques mannequins mais surtout des acteurs et des comédiennes. Car le cercle qui entoure Sam Lévin et Lucienne Chevert est avant tout celui du spectacle : le cinéma et ses stars puis la chanson et ses vedettes. Lesquelles, dans les années 1960, seront elles aussi, propulsées au rang des personnalités les plus en vues.

Bientôt ce sera toute une génération de chanteurs qui se présentera devant l’objectif du fameux studio. Le succès du studio de la rue du Faubourg Saint-Honoré permet en 1967 à Sam Lévin, s’associant avec des financiers, d’ouvrir de gigantesques studios à Boulogne – Billancourt : les Studios internationaux de photographies.

Sam Lévin et Lucienne Chevert sont très tôt reconnus pour leur talent.

L’esthétique de leurs photographies présente à ses débuts de nombreuses similitudes avec les films de l’époque. Proposant un accord subtil d’ombres et de lumière ; des visages sublimés par des nuances douces de noir et blanc ; des corps modelés à l’aide d’ambiances diffuses, de touches lumineuses, de fonds sombres ou rayonnants. Pour autant, leur style ne cessera d’évoluer. De la sobriété raffinée du cliché noir et blanc, le studio est passé, au lendemain de la guerre, à la couleur. Quelques années plus tard, il exploite avec délice l’éventail chromatique de la décennie “yéyé” puis adopte l’exubérance acidulée du disco. Au sublime et à la magnificence figée, il préfère bientôt l’éclat du mouvement : le portrait doit être vivant, plus proche des lecteurs et des collectionneurs de têtes d’affiches.

En expérimentant de nouvelles tonalités, de nouveaux décors et de nouvelles formes d’éclairages, puis en se conformant à de nouveaux codes, le studio Lévin affirme sa manière propre. Demeure toutefois une constante : un certain dépouillement. Même dans les poses les plus fougueuses, même dans les mises en scène les plus éloquentes prédominent une économie de moyens et une forme de minimalisme.

De plus, en s’appropriant les codes des différentes époques (comme ces décors factices représentant un mur de pierre, un ciel nuageux ou encore la colline Montmartre avec sa basilique du Sacré-Cœur) et en les détournant de leur usage premier, la fantaisie de Sam Lévin et de Lucienne Chevert cherche à rendre évidente la singularité des hommes et des femmes qu’ils photographient. La prise de vue est donc affaire d’échanges. Une place est laissée à l’improvisation et au jeu. À l’artifice… au geste qui révèle le personnage fictif ou réel. On passe de l’emphase théâtrale à l’abandon faussement candide et instantané.

Mais en metteurs en scène avisés, les photographes gardent jalousement le contrôle de la séance. Le plan rapproché nous fait pénétrer dans l’intimité du visage, dans l’éloquence du regard. Le plan large permet au corps de bavarder. Le sourire se meut en enchantement, le geste convoque la séduction, la séduction glisse vers le rêve. Le modèle est un thème autour duquel s’inventent des variations d’angles, de distances et de lumières. Rien d’étonnant alors à ce que, dans le studio LEVIN pendant plus de trente ans, se soient ainsi succédé tant de monstres sacrés. C’est là que s’est façonnée l’image de la célébrité. Que s’est élaboré, dans un univers fictif baigné de lumières artificielles, “LE” portrait que nous regardons, aujourd’hui encore. Celui du visage d’Ava Gardner, de Martine Carol, de Gina Lollobrigida, de Claude François et notamment celui de Brigitte Bardot (que Sam Lévin suit pendant toute sa carrière). “LE” portrait, qui sera vendu sous forme de cartes postales et de posters, après avoir illustré les pages des magazines.

Exposition produite par la Médiathèque de l’architecture et du patrimoine en partenariat avec la Maison Robert Doisneau (Gentilly), dans le cadre du double événement Karine Saporta à IGDA 2.0 et à Église Vieux Saint Sauveur Caen

Intervention de Karine Saporta le 16 mai 2013, dans le cadre des auditions du Sénat.

Longtemps considérées comme des prostituées et ce dans toutes les cultures ayant développé un art de la danse savant en Europe, en Inde en Asie, au moyen-orient,les femmes ayant fait le choix de s’exprimer à travers leur corps ont eu à subir des traitements portant atteinte à leur dignité voire à leur intégrité physique.

Plus prés de nous en France au XIXème siècle , les ballerines même de l’opéra de Paris étaient toutes dépendantes d’un “protecteur” pour la simple et bonne raison qu’elles n’étaient pas payées pour le métier qu’elles faisaient souvent dans des conditions de souffrance et de danger extrêmes. Tout était organisé par la direction de l’opéra pour que les bourgeois de l’époque puissent accéder avant les spectacles à une certaine proximité avec les danseuses qui s’échauffaient dans le foyer des abonnés. Ce système que l’on pourrait taxer sans exagérément forcer le trait d'”esclavagiste” pouvait donc se perpétuer d’autant plus facilement que les “protecteurs” continuaient de se déclarer prêts à installer les “protégées” dans leurs meubles souvent non loin de l’opéra . Il y avait bien de temps en temps des soulèvements dans les rangs du corps de ballet lorsqu’une ou plusieurs danseuses par exemple de l’ensemble périssaient brûlées vives : le tulle des tutus étant particulièrement inflammable au contact de la flamme des bougies qui éclairaient les plateaux de l’époque . Ces rébellions étaient réprimées de la manière la plus simple qui soit: les artistes frondeuses devaient quitter l’établissement sur le champ et l’on raconte que l’opéra se trouvant à l’époque rue Le Peletier il arrivait au directeur de remplacer les ballerines au pied levé si je puis dire en descendant dans la rue chercher de très jolies péripatéticiennes jusqu’à la rue Godot de Mauroy pour renflouer les rangs du corps de ballet.

Je souhaiterais montrer ici la manière dont au début du XXème siècle sous l’impulsion émancipatrice des premiers courants féministes intellectuels parfois lesbiens l’idée d’une révolution possible du statut du corps des femmes se fait jour favorisant l’émergence d’une forme totalement moderne d’expression dansée. Ce sont majoritairement des femmes qui, en marge des courants classiques puis néo-classiques du siècle passé opèrent une mutation des fondements-mêmes de l’art chorégraphique: Isadora Duncan, bien sûr, Loïe Fuller, Martha Graham, Doris Humphrey, Agnès B de Mille, pour citer quelques unes des très célèbres pionnières américaines , Mary Wigman en Allemagne etc suivies plus tard dans le siècle par bien d’autres dont plus près de nous des Jennifer Muller, Carolyn Carlson, Pina Baush… Jusqu’à cette fameuse génération de chorégraphes françaises et belges des années 80 déterminées très jeunes à opposer pour la première fois en France au style néoclassique dominant incarnée par des chorégraphes masculins une danse moderne toute autre.

Pour mieux comprendre la redoutable régression dont nous sommes aujourd’hui victimes, nous femmes chorégraphes en Europe et en France en particulier: il me semble intéressant d’évoquer brièvement ce que la création chorégraphique des pionnières de la danse moderne apporte de révolutionnaire à un art dit “classique” .Lequel en réalité est un art romantique et post-romantique héritier des styles baroques, des danses de cour, des danses populaires etc.
Les pionnières Isadora Duncan en tête prônent la libération du corps et du désir, la révélation des tréfonds de l’inconscient dans le mouvement dansé, le lyrisme et l’affleurement des émotions au détriment de la forme rigide. Martha Graham ose deux formules devenues célèbres “on danse avec son vagin” et ” le mouvement ne ment pas”. La danse part du centre du corps, du bassin, du ventre, des entrailles… Elle est plus dionysiaque qu’appollinienne. Elle séduit une société ouverte à des transformations artistiques et esthétiques profondes en peinture, en littérature, en musique. Elle est porteuse d’énergie, de vitalité, d’aspiration à la liberté: elle ouvre l’imaginaire. Elle est parfaitement en phase avec ces pages de l’histoire du vingtième siècle où les artistes sont à l’honneur pour ce qu’ils communiquent à l’ensemble de la société de sensibilité, de fragilité, de déraison, de … féminin peut-être.
La dernière page de l’histoire du siècle passé propice à l’évolution des mentalités comme aux mutations dans les domaines de l’art et de la culture remonte aux années 80-90 (ce qui correspond en France à la période Mitterand-Lang) . C’est à ce moment-là que se produit ce que l’on a très vite nommé l’explosion de la danse contemporaine française. Les chorégraphes emblématiques de ce phénomène en France sont tous extrêmement jeunes lorsqu’ils se font connaître. Les femmes sont particulièrement nombreuses et remarquables au sein de ce qui s’impose comme un mouvement artistique dont l’importance semble comparable à celle de la nouvelle vague cinématographique des années 60.Les pionnières Carolyn Carlson et Maguy Marin sont des femmes, suivies de près par deux chorégraphes masculins Dominique Bagouet et Jean-Claude Galotta. Puis de nouvelles élues ( dont je fais partie,avec Régine Chopinot, Odile Duboc, Catherine Diverrès, Mathilde Monnier pour ne citer que les plus célèbres) apparaissent sur la scène chorégraphique française. Notre image est très valorisée sur la scène médiatique. Nous faisons la couverture des plus grands journaux, participons aux émissions de télévision et de radio les plus en vue.nous sommes régulièrement consultées quant aux questions de société qui font débat Bref nous devenons enfin de véritables références intellectuelles et artistiques.Et ce infiniment plus que nos homologues masculins.
Le phénomène se produit à un moindre degré ailleurs en Europe. La danse belge en particulier flamande voit aussi émerger ses propres stars.
La création chorégraphique allemande est aussi incarnée exclusivement par des femmes: émergent aux côtés de Pina Baush qui devient un monstre sacré des chorégraphes telles que Susanna Linke, Reinhild Hoffman etc..
Le phénomène commence à s’inverser au milieu des années 90. Issus des compagnies fondées par des femmes, les chorégraphes qui deviennent les valeurs montantes sont non pas majoritairement mais exclusivement des hommes et depuis plus aucune femme en Europe (à l’exception de Sacha Waltz très rapidement maltraitée par l’institution: elle ne fait qu’un bref passage à la Shobühne à Berlin) n’accède à un niveau de visibilité honorable.
A l’inverse des chorégraphes femmes, les chorégraphes masculins affichent une démarche plutôt cynique ou distanciée. Conceptuelle à l’extrême chez certains, elle marque très nettement un retour aux codes chez les autres: codes du néoclassique ou encore du hip-hop! Quoiqu’il en soit, l’érotisme qui émane de leur danse est très nettement masculin : avec des danseurs dont la désinvolture ou la technicité selon les cas est bien moulée dans un corps musclé ou plus rarement mais parfois fluide. Cette invasion subite par les chorégraphes masculins va progressivement de pair avec l’éviction brutale des femmes. Le milieu, structuré par des programmateurs et des représentants de l’état ( délégation à la danse, conseillers danse dans les DRAC ) ou de certaines collectivités globalement masculins se déchaîne contre certaines. La sortie de l’institution se produit en un temps record: elle peut prendre des formes d’une violence inouïe. C’est le cas à Marseille pour Marie-Claude Pietragalla, à Roubaix pour Maryse Delente et plus récemment à La Rochelle pour Régine Chopinot. Pour les autres, la sortie se négocie plus discrètement: mais la souffrance s’installe d’autant plus lancinante que le discrédit jeté sur les ” sorcières” semble irréversible.Catherine Diverrès, Emmanuelle Huyn récemment: toutes sont anéanties. Les décideurs en place au plus haut majoritairement des hommes plus sensibles au charme et à la sensibilité qui émane de l”écriture des hommes et cela se sent gravement. Au point que l’on en arrive même à se demander si les compromissions demandées un temps aux danseuses n’en arrivent pas à concerner les hommes.
Qu’il s’agisse d’un effet à retardement de la bombe et des déflagrateurs du sida n’est pas à exclure. La maladie aurait-elle eu pour effet de resserrer les liens entre les rescapés?
Quoiqu’il en soit le champ de bataille est aujourd’hui jonché de victimes féminines et il s’agit des les relever. De cesser aussi l’hécatombe, de permettre au milieu de se prémunir contre l’échec prévisible de toutes celles, plus jeunes, qui tentent aujourd’hui de construire une démarche singulière. Nous le savons, des arrivants des années 80 et 90 sont seulement maintenus à la tête des institutions les chorégraphes masculins. Quant à ceux qui n’ont pas souhaité dans ce parcours institutionnel leur subvention n’a pas été entamée par les problèmes budgétaires dont les femmes ont fait gravement les frais.

Nombreuses celles qui , ayant subi un traitement injuste et humiliant, ne se remettront pas de la violence qui leur a été faite. Elles aspirent peut-être même à disparaître absolument de la scène chorégraphique. Mais s’il il n’est pas trop tard … pour réagir: cela semble en revanche urgent.
Urgent de ne pas laisser se perdre des œuvres et des démarches encore vivantes et importantes aux yeux de l’histoire. Urgent de permettre aux jeunes femmes qui ont beaucoup à faire et à dire à travers l’expression du corps d’influer par leur création sur. Le corps social dans son ensemble.
La régression est d’autant plus affligeante que le progrès avait été symboliquement éclatant et idéologiquement important. Ce qui est en jeu, c’est la représentation du corps des femme, la représentation du corps par les femmes, la représentation du monde à travers le geste créateur … féminin.
Il est urgent de dénoncer, d’affirmer que nous ne voulons pas retourner à l’époque où nous pouvions être brûlées vives, prostituées et enfin réduites à la pauvreté extrême à l’âge où la séduction des hommes devenait un gagne-pain impossible.
Les femmes chorégraphes sont des auteurs à part entière, leur créativité ne peut se mesurer à l’aune de la tendresse de leur âge. A l’instar des grands écrivains, des grand plasticiens, des grands chorégraphes masculins dont personne ne conteste la légitimité lorsque leur propre corps change ou vieillit. le talent des femmes chorégraphes ne peut s’évaluer en fonction de leur aptitude à être sexuellement consommables.
Je pense pour ma part que des signes avant-coureurs de la régression d’une société à l’égard de ces questions traversent depuis une vingtaine d’années notre art que les interdits et les rigidités des sociétés précédentes avaient déjà gravement stigmatisés.

Les solutions:
Le Na cf Créteil
L’observatoire par une ou des femmes chorégraphes
Fonds d’aide émanant du droit des femmes ( aux victimes!) Subventions spécifiques au sein d’un dispositif permettant à certaines de se reconstruire à d’autres d’émerger

De même par la danse l’on peut agir très profondément sur la tendance dominante d’une époque: et si révolution culturelle visant à l’intégration des femmes dans la culture il y a en France: ce que nous appelons de nos vœux la réparation doit se faire vite dans la danse.

Au croisement des mutations dans la réflexion sur le Temps, le Corps, la Médecine comme la Génétique, le Rite, et le Genre d’ailleurs sans parler de l’Espace: bref des dimensions physiques et métaphysiques de l’existence à l’état pur comme disait Kant: notre art est un art utopique par excellence. Il importe que’ il reste possible d’y tester les idées nouvelles et libératrices. La place des femmes si elle se perd dans notre profession laisse augurer d’une mauvaise situation du statut des créatrices dans leur ensemble à l’extérieur de notre art.

Il me semble urgent aujourd’hui de nommer une ou plusieurs femmes chorégraphes conscientes d’un tel enjeu à un poste d’observation permettant de dénoncer tout ce qui n’irait pas dans le sens de favoriser la visibilité des œ œuvres des femmes chorégraphes. Aussi bien celles actuellement émergeant avec leur singularité que celles inscrites puis indûment écartées dans paysage (elles sont nombreuses) chorégraphique. Cela implique implique une politique volontariste mais dont les retombées peuvent être déterminantes pour l’ensemble de la sphère culturelle. Car le risque que nous connaissons bien est que l’histoire ne tienne pas même compte des années exemplaires que j’évoquais plus haut.

Avril 1997

Le travail d’Hideyuki Yano était un travail étonnant combinant des éléments de méthodes généralement contradictoires.

En effet, ce travail se fondait sur le monde des sensations, des désirs et des émotions de chaque danseur que Yano était amené à diriger, mais il laissait aussi une place au pouvoir du hasard dans les rencontres entre les “personnages” ou les personnalités présentes sur le plateau.

D’autre part, Yano semblait composer selon une symbolique “mathématique” extrêmement personnelle souvent productrice d’univers plastiques forts capable d’unifier des moments chorégraphiques apparemment très éloignés les uns des autres.

Une chose semble particulièrement remarquable dans cette démarche qui était la sienne d’autant qu’il faut bien reconnaître que les idées sur la danse et la création depuis la fin des années 70 et le début des années 80 ont radicalement changé, il s’agit du rejet fondamental de toute figure technique ou formelle pour elle-même qui était à la base du travail de recherche que nous poursuivions avec Yano.

Dépassant encore le travail sur la sensation développé par la méthode d’Alwin Nikolaïs et ses dérivés, s’approchant par certains aspects de l’état d’esprit des premiers chercheurs de la danse contact et du mouvement provenant du plus profond de la vie organique et pulsionnelle, la recherche avait pour objectif “d’être”, sur scène, avec une telle intensité et un tel pouvoir magnétique émanant une concentration et une énergie mentales exceptionnelles, que le moindre petit geste produisait un effet plus bouleversant que d’importants déploiements dans l’espace, d’importantes évolutions dans le temps.

Ainsi, la moindre traversée dans un filet de lumière devenait-il un évènement magique et poignant, une simple accolade, une simple poussée d’un partenaire vers le sol …

Avant de travailler avec Yano, ayant eu la chance de rencontrer des professeurs formés comme Alwin Nikolaïs, chez Hanya Holm, ayant aussi par ailleurs travaillé avec Alwin Nikolaïs et avec des américains sortant de l’école Nikolaïs la recherche d’une plus grande intériorité dans la production d’ une gestuelle, j’avais déjà appris la méfiance envers des manifestations gestuelles extérieures non reliées aux frémissements “poétiques” de la sensibilité.

Avec Yano, j’ai infiniment progressé dans la prise de conscience de cette région de l’être, qui ne s’appelle ni raison, ni sentiment, qui serait proche d’un pur vouloir-vivre, vouloir émettre ou recevoir, vouloir construire ou détruire … d’une pure énergie vitale admirablement complexe dans sa formule, physique et mentale à la fois … auxquels comme les poètes, nous chorégraphes, devons prêter une écoute humble et extraordinaire pour créer des oeuvres fortes.

Karine SAPORTA

Avril 1997

Mai 1997

La pratique des pointes renvoie aux domaines de l’hypnose et de la suggestion. Elle correspond tout d’abord à un état. C’est ce que l’on a oublié aujourd’hui. La pratique des pointes renvoie d’abord à une convocation de l’esprit, à une recherche du corps fantôme, c’est-à-dire du corps transfiguré, transcendé … (par la présence de Dieu ou de l’esprit).

Dans certains états limites d’extase mystique ou de trouble psychique grave, il semblerait que l’être humain parvienne à se tenir sur les pointes sans l’aide de chaussons ni de chaussures spécialement équipées. En effet, le corps se trouve alors comme soulevé, extrêmement allégé de son poids et le mouvement de se hisser sur les pointes des pieds nus se fait naturellement. Ce phénomène semble être commun à plusieurs cultures, bien au-delà de l’Europe.

D’autre part, sans doute faudrait-il citer des danses d’Asie centrale (Arménie, Géorgie, Azerbaïdjan, en particulier), danses d’oiseaux pour la plupart que les hommes dansent sur les pointes.

Ce qui est étonnant dans le cas de ces danses, c’est que les bottes avec lesquelles elles se pratiquent ne sont pas des bottes renforcées en leur extrémité ni durcies à l’endroit des orteils, bien au contraire, ce sont des bottes extrêmement souples. A travers la suggestion de ce thème de l’oiseau souvent rencontré dans le “ballet”, il semblerait donc que s’opère un travail de l’esprit capable de lui procurer une sensation différente de la pesanteur ce qui lui permet de rentrer en “lévitation”.

Cette volonté consciente ou inconsciente de s’élever sur l’extrémité des orteils liée à la recherche d’une autre relation à cette force que représente la pesanteur, tend à contredire cet attrait vers le bas qui est aussi irrésistible que le destin. Elle tend à instaurer une autre relation à cet état de corps opaque, que la lumière de l’esprit ne peut toujours atteindre.
La volonté de monter sur pointes correspond certainement au désir de nier l’état de matérialité du corps pour entrer dans “l’état d’âme”.

C’est bien ce qu’exprime le plus souvent l’être en état de transe à l’occasion d’un rituel social, d’une vision mystique, d’une crise “existentielle” ou “psychique” : le paradoxe entre ce qu’il sent dans son corps comme une force invisible qui serait comparable à de la lumière intense, de l’énergie surpuissante voire brûlante (et qui est pourtant d’après les scientifiques d’aujourd’hui peut être la matière même …) et le mode matérialisé, socialisé qui l’entoure.

Il y a parfois confusion entre le concept de “matière” au sens métaphysique ou scientifique du terme et celui de matérialité ou matérialisme.

Si la pratique des pointes est bel et bien magique ou d’origine magique, c’est qu’elle est reliée à un rêve métaphysique, “méta corporel” ou “méta matériel”, tout en provenant d’une énergie, d’une force qui est peut-être au plus près du secret de la matière. Si l’on considère que la matière est bien toujours produite par “concentration d’énergie”.

Monter sur pointes semble être une démarche “énergétique” autant que spirituelle.

Le paradoxe aujourd’hui est que l’on se figure que le travail des pointes représente l’endroit le plus extrême du travail mécanique physique du danseur et que l’on oublie le sens même de cette élévation que représente l’acte de “pointes”. Celui-ci étant au contraire même de l’effort physique, mécanique, musculaire, se situerait plutôt, à l’origine, du côté de la magie, de l’incantation, du pouvoir de l’esprit.

L’invention des pointes, en Europe et en particulier en France, au début du dix-neuvième siècle précède de peu la création des premiers ballets romantiques. Elle correspond d’abord à la force d’un imaginaire “mystique” ou “métaphysique” propre à une époque.

Ce sont la créativité et la recherche incessante des danseurs qui en ont fait l’outil de la virtuosité et de la technique corporelle que nous connaissons. Autrement dit, le travail des pointes à l’origine provient d’une volonté “expressive” ou “signifiante” d’un état de pensée.

Karine SAPORTA

Mai 1997

Septembre 1996

Tout art est dénonciateur.

Il faut apprendre de la bouche et du visage de l’art : la dénonciation. Dénonciation de la part de lâcheté et de vide conformistes qui servent de linceuls à nos libertés intérieures.

Costumes. Mes costumes témoignent de ma révolte contre la simplification brutale et barbare qui aura caractérisé la société “moderne” de la deuxième partie du vingtième siècle. Mes costumes témoignent d’un acharnement à maintenir en vie une liberté et un imaginaire quelque part en souffrance. Ils expriment l’urgence à perpétuer quelque chose de l’humain aujourd’hui mis à mal, à perpétuer , la renouvelant , la quête d’une transcendance …

Oui, comme l’on dirait d’un colis en souffrance dans quelque gare désaffectée … le colis métaphysique avec sa charge poétique, ses rituels, est bien quelque part en souffrance sur quelque voie déserte.

La part de révolte qui structure mon désir de créer … Révolte ? Indignation ? Cette part de révolte s’adresse à une société qui se croirait délivrée de son pacte avec l’au-delà. L’au-delà des miroirs aux reflets électroniques, l’au-delà de la fabrication humaine. Le costume rituel se doit d’être démesurément beau … pour appeler le regard des dieux, des esprits de l’intelligence …

Un costume peut être l’un de ces signes adressé à l’au-delà … Dans ses expressions, ses manifestations les plus existentielles et les plus profondes, l’humanité n’a jamais voulu paraître dans son dépouillement ni dans son “naturel”. Fêtes ou rituels, célébrations liées au monde du travail, de la peur, de l’amour, ces marques de l’imaginaire humain manifestent un attachement émotionnel aux choses du monde. Elles ont toujours produit une recherche et une invention éblouissante concernant la métamorphose de l’ âme, de la matière et du corps humain.

L’attachement fusionnel au monde et la prise en compte de sa part de mystère … a mené pendant des siècles les sociétés à produire une mise en scène du merveilleux …

A fabriquer des règles et des artifices du vertige … parures, costumes, maquillages … A fabriquer de la “beauté symbolique”.

Mes costumes prouvent que quelque part dans l’âme de notre temps gronde encore le souvenir des créations éblouissantes en lumières, incrustations … détails témoignant du travail de représentation du rêve des dentellières, des brodeuses, des couseuses … ce travail, à l’instar de l’architecture restera … de Bruges à Brest et de Séville à Tbilissi … comme oeuvre de civilisation.

Karine SAPORTA

Le 19 septembre 1996

Avril 1996

Le travail de l’espace chez un chorégraphe peut être aussi complexe et varié que celui du “volume” chez un sculpteur ou un compositeur.

Il est essentiel de mesurer la valeur signifiante de l’espace, du placement du corps ou des corps dans l’espace pour accéder à une vraie finesse dans le traitement de l’espace. Envisager le problème de l’espace de manière systématique : par exemple : privilégier le grand espace, “l’espace libre et ouvert” contre tout autre espace… est une aberration.

Ce n’est pas à la taille que l’on mesure le génie d’une sculpture ni au volume sonore celui d’une composition musicale.

Et pourtant, subsiste encore dans la danse, la pensée que bien danser signifie occuper “largement” l’espace, réussir la conquête de l’espace.

L’on retrouve bien là une attitude typiquement américaine. C’est en effet sûrement à l’influence de la danse américaine sur la vision “contemporaine” du mouvement que l’on doit, cette idée que le “bon espace”, “l’espace positif” est l’espace ouvert, vide ou vierge (en un mot l’espace à conquérir) et que le mauvais espace ou l’espace négatif est l’espace fermé, restreint ou pire encore : rempli (civilisé).

A cette conception américaine, glorieuse, de la danse à travers laquelle celle – ci aurait pour unique objet d’exprimer un sentiment de liberté, de maîtrise et de conquête, l’on peut opposer l’idée plus européenne que la danse doit naturellement rendre compte de la sédimentation des strates historiques d’un univers travaillé par la pensée. L’univers même de la civilisation.
Il semble évident qu’un espace,”compliqué”, voire même encombré ou restreint, peut être aussi passionnant et complexe à travailler, à faire “voir” qu’un espace dégagé.

Il suffit de considérer le flamenco … lequel se dansait à l’origine sur des tables (“tablados”) pour comprendre que cette idée n’est pas une simple façon de provoquer un mode de pensée trop univoque.

Et même sans parler de l’Europe, il suffit de regarder les plus grands styles de danse à travers l’Orient ou l’Asie (y compris l’Asie Centrale) pour trouver un rapport à l’espace fondé sur des idées toutes autres. Dans la plupart des cas, la force des danses se trouve “intensifiée” par les “petits espaces” voire même les très petits espaces.

Il est important de sortir enfin de cette série d’équivalences qui écartent parfois encore la danse de sa propre profondeur et l’éloignent des autres arts.

Car il est certain que tout ce qui relève de la tension dramatique et de la concentration s’accommode mieux d’un cadre fermé que d’un cadre ouvert.

L’on assiste plus souvent à une fuite du sens, de la concentration de “l’excitation” lorsque la danse se donne à voir dans un espace moins ouvert que lorsque le cadre du spectacle est clos et travaillé rituellement.

Ce qui nous pousse nous-mêmes artistes parfois à valoriser encore le “grand”, le “simple” et “l’ouvert” dans notre conception de l’espace plutôt que le “petit” ou le “complexe” ou le “fermé” : c’est cette vision “superficielle” de la danse propre à notre culture qui ammène à ce que l’on n’exige pas de la danse le même contenu, ni la même puissance … que l’on exige des autres arts, que l’on n’attende pas nécessairement de la danse qu’elle produise un sens, une tension, un état de pensée ou d’émotion comme la peinture, la poésie, la littérature ou le cinéma …

Pourtant, aujourd’hui à l’exception d’un public trop “spécialisé” notre public en général échappe aux dictats des conceptions réductrices et épuratrices de la danse. Il sait établir des liens entre ses diverses expériences artistiques. Pour cela, il aime rentrer dans nos espaces ouvragés ou clos … et goûter de s’y laisser émouvoir.

Karine SAPORTA

Avril 1996

Avril 1992

Ce que j’aime au cinéma, c’est d’être si petite … en face du rêve. J’aime au cinéma cette supercherie de la “réalité” domptée, emprisonnée, totalement dénaturée … lorsque le “réalisme” est enfin vaincu, totalement défait.

Ce que j’aime au cinéma, c’est la résurgence, en ce siècle incroyant, de l’idolâtrie, de l’adoration …

Pour cela, lorsqu’il est profond … le cinéma est comme la représentation religieuse : absolu-ment inhumain et métaphysique. La scène, quant à elle, a ses limites, qui sont celles de la vision à l’oeil nu. Celles de l’unité de lieu, de la continuité du temps, de la logique réaliste du déplacement et de l’enchaînement des gestes.

La scène peut être hallucinatoire … mais comme il faut oeuvrer pour la rendre telle ! Le cinéma nous permettra d’aller mille fois au-delà, de trouver des audaces encore inimaginables : conditionnés, aujourd’hui, que nous sommes par l’appartenance de la danse aux arts de la scène.

Si le théâtre n’avait pas existé, si la nécessité de la “fonction théâtre” n’avait pas été … le cinéma n’aurait jamais existé. Il n’aurait jamais surgi comme nécessité dans l’histoire des techniques de l’imaginaire.

Parce que la danse existe aujourd’hui au croisement de toutes les formes d’expression scénique vivantes … elle a historiquement, nécessairement à faire avec le cinéma … Le cinéma … qui lui, une fois encore n’est que parce que le spectacle et le théâtre sont, depuis toujours : les rites inévitables du “re-jeu” par l’homme … de la réalité extérieure.

Karine SAPORTA

Avril 1992

Décembre 1992 – février 1993

Ce que j’aime au cinéma, c’est d’être si petite … face au rêve.

J’aime au cinéma cette supercherie de la réalité domptée, emprisonnée, totalement dénaturée, lorsque le réalisme est enfin vaincu. En ce siècle incroyant … j’aime que le cinéma nous ramène à l’idôlatrie, à l’adoration.

Car lorsqu’il est profond … le cinéma est comme la représentation religieuse : absolument inhumain et métaphysique. Le cinéma a été créé à partir du théâtre et du ciel. Ce n’est pas la technique qui a produit la découverte du cinéma, mais le fantasme des hommes qui déjà ressemblait au cinéma. Le cinéma aurait pu prendre le relais des processions et de leurs figures géantes et de la mise en images de l’invisible dans les rituels de tous les temps…

Car le cinéma, comme le fantasme et la religion, parle de l’absence et c’est pourquoi son contenu trop quotidien ou un traitement trop réaliste de sa représentation du quotidien lui sied mal et peut le détourner de sa fonction essentielle. La représentation réaliste, si elle est, doit être au-delà des codes : hyperréaliste, pour que vision il y ait … “Visions” et non pas “vues”.

Le terme de vision désigne tout à la fois l’acte de voir une chose présente, il désigne la chose vue … et il désigne encore l’acte de voir une chose même qui ne serait que virtuelle , une chose absente.

Dans la vision : il y a mise en jeu de la subjectivité de celui qui “voit”, et qui se trouve alors investi du pouvoir de rendre réel ce qui est irréel, présent ce qui ne l’est pas.

Ainsi, tout le cinéma ne procèderait-il pas de la “vision” … donnant à voir comme présence ce qui est absence, réalité ce qui est irréalité. L’objet du cinéma et sa préoccupation première ne seraient-ils pas d’élaborer des présences artificielles.

La réponse à ces questions serait sans doute positive. Mais le cinéma rentre néanmoins souvent dans une relation coupable à cette artificialité de la vision. Artificialité qu’il préfère ne pas avouer.

Il nie la supercherie, le mensonge, l’invention … le spectacle. Et ce dernier l’a conduit à rétrécir indécemment le champ de ses possibilités et investigations formelles.

Puits, gouffre, volcan d’images de la société, le cinéma a partiellement remplacé la religion laquelle détenait, un temps, le monopole de la représentation visuelle du monde.

Ainsi donc, comme dans la religion, se rangeaient d’un côté ceux (ignorants ou hypocrites) qui pratiquaient l’Histoire Sainte comme si elle eût représenté une réalité authentique ; et d’un autre côté, les visionnaires mystiques : inventeurs d’images nouvelles “subjectives” : dans le cinéma l’on retrouve aussi deux tendances, deux catégories … Deux façons de faire, de fabriquer, de créer.

La première consiste à faire un cinéma du faux mais qui prétend demeurer fidèle à une vérité, à une réalité dont il produirait comme un fac-simile … et fondé sur l’illusion d’une respectueuse normalité du regard. Ce cinéma est un cinéma malgré lui “inquisiteur” : imposant mille et une restrictions au plaisir du regard qu’il affaiblit à force de lois et d’interdits, déviant l’attention des spectateurs sur une toute puissante narration prétenduement, hypocritement rivée à un illusoire principe de réalité. Ce cinéma dénonçant, de la façon la plus intolérante les malédictions de la vision, de l’hallucination.

Alors que la deuxième façon de faire du cinéma consisterait à tirer le plus grand parti possible de l’écart entre la vision organique – la “vue” – et les particularités de l’outil cinéma, afin de glisser dans le processus de fabrication, le plus de subjectivité et d’invention formelle possible.

S’il y a nécessairement une prise de repère, une inscription dans la réalité et dans la norme, une prise de normes dans la “vue”, il y a aussi nécessairement une perte de repères, une perte de normes et de réalités dans la vision.

C’est de cette perte de la réalité que provient sans doute l’exaltation et la fièvre du visionnaire.

Perte de réalité, entrée délicieuse dans le rêve par le regard : voilà de quel dépassement, de quel vertige menace la vision. Révélatrice esthétique, symbolique, la vision accède à cette part d’invisibilité que recèle la réalité.

La “vision” engage une potentialité du regard … différente de la “vue”. C’est pour cela qu’elle est dangereuse, et bien souvent, interdite. Comme sont (très particulièrement aujourd’hui) interdites les attitudes risquant d’induire une excitation intense du regard, formes, cérémonies de l’imaginaire et donc érotisme du regard, sacralisation du paraître et de l’apparat … puissance prophétique des signes irréels de la vision … La disparition de ces manifestations-là de l’intelligence et de la culture humaines pourrait indiquer aussi la disparition d’une métaphysique des formes où se cache sans doute l’essentiel de notre faculté de croyance et de connaissance.

Si l’histoire de la peinture n’est écrite que de ces démarches ayant tour à tour exigé un renouvellement du sens et du sensible au risque de faire exploser un certain ensemble de principes régissant la perception de la réalité, l’exigence d’un renouvellement du sens et de la sensation du monde pouvait être explosive … Le cinéma ne doit-il pas aujourd’hui considérer qu’il a aussi un rôle à jouer dans le procès de civilisation … Autre que celui de fournir un état des lieux de l’ordre visible des choses … Rôle qui consisterait à exposer des propositions de regards transformateurs différents.

Car la vision doit être sauvée envers et contre le courant de la surbanalité.
Car la vision est peut-être la faculté seule de l’humanité pour se projeter au-delà de ses limites qu’elles soient de temps, d’espace ou de ténèbres …

Karine SAPORTA

Février 1993

Juillet 1992

Le vingtième a été un siècle extrêmement riche en ce qui concerne l’avancée de l’art chorégraphique comme art noble et majeur.

De nombreux systèmes, techniques de mouvements nouveaux relevant de découvertes souvent révolutionnaires ont changé l’expression et l’expressivité du corps ainsi que la qualité de ses performances. Dans la mode, dans la médecine … dans la science, dans le sport, mais aussi dans la danse : deux valeurs se sont imposées prioritairement, celles de la détente et de l’espace.

Pour une démarche fluide et ample, un mouvement capable de remplir l’espace et de s’imposer sans retenue sur un plateau ou ailleurs : le discours sur le corps, la volonté sur le corps ont oeuvré. Dans la danse, pas uniquement dans la danse … mais aussi infiniment dans la danse.

Le corps “possédant”, “conquérant” aurait-il remplacé dans l’art comme dans la relation au monde … le corps “possédé” ? La chasse à la possession, la chasse aux sorcières se serait-elle conclue par cette chasse à la crispation, promulgant une bonne fois l’interdit du repli du corps sur lui-même, sur son trésor, sur sa richesse intimes. L’interdit du secret gravé dans le corps.

Serait-il corps possédant ou bien dé-“possédé” : ce corps mouvant, toujours mobile que la danse-même de ce siècle aurait voulu ériger en modèle … Si des résistants, des chorégraphes, des créateurs n’avaient pas hurlé pour l’arrêt, pour la secousse, pour une certaine non-danse, un certain refus du corps vide (L’on pense à Pina Baush, à la danse butoh et à bien d’autres formes actuelles …) renouant peut-être avec le désir du corps tendu, le désir du corps “secoué” de sensations intenses, exaltantes … renouant avec le fond-même de l’émotion charnelle, depuis tant longtemps suspecte …

Ces chorégraphes, ces artistes ne sont-ils pas dans la danse en train de revenir à une mystique, une fétichisation, une sacralisation des pratiques corporelles … Et tout en ayant pourtant intégré d’infinis changements dans la science du mouvement n’opèrent-ils pas une remise en cause du 20ème siècle, du corps conquérant d’espace, déplié, de-sécrétisé, dé-possédé. N’opèrent-ils pas une réhabilitation du corps envahi : théâtre possible des forces et des tentions contradictoires du drama humain … Danse et possession … avec la disparition des démons de l’au-delà, comment, à travers quels codes, techniques modernes : la peur et le désir humains peuvent-ils encore ébranler nos corps et nos danses ?

Karine SAPORTA

Juillet 1992

 

Février 1992

“Jusqu’à ce jour, le cinématographe s’est contenté d’être anecdotique et narratif, se rattachant ainsi à la littérature. Il n’a été qu’une suite d’images animées captant le mouvement de la vie, il a pu s’élever jusqu’à la description d’états d’âmes, atteignant une forme psychologique ou poétique, mais sans se dégager jamais, même dans ses oeuvres les plus belles, de l’intrigue qui le confine dans le cercle du théâtre et du roman.”

Germaine DULAC – 1927

A quelle histoire du cinéma se rattacherait donc un cinéma : non pas cinéma de metteur en scène, mais cinéma de chorégraphe ? L’histoire du cinéma est-elle unie et continue … malgré les diverses évolutions ? ou comporte-t-elle des chapîtres différents voire même étrangers les uns aux autres, au point de constituer des mouvements, des entités historiques très distincts.

Le cinéma a montré à travers sa courte histoire qu’il permettait des démarches qui pouvaient le propulser du côté de la peinture et des arts plastiques, de la littérature et du “drama” (au sens étymologique “drama” = action), du côté du spectacle et de l’illusion … ou au contraire de la vérité et du témoignage. Les combinaisons différentes de ces quatre logiques, quatre démarches dans la création, font non seulement les différentes expressions ou les différents styles des individus réalisateurs, mais aussi les différents parti-pris dans l’histoire du septième art : à différents moments et à l’intérieur de contextes culturels différents.

Du surréalisme d’un Bunuel, à l’exigence de vérité d’une Chantal Ackermann, en passant par les démarches plastiques du cinéma expressionniste allemand, l’attitude psychologique et littéraire du cinéma français de Carné à Rohmer … sans omettre les tendances spectaculaires des films américains de la plus glorieuse période hollywoodienne : peut-on parler d’une histoire cohérente du cinéma à l’intérieur de laquelle la question pour nous chorégraphes serait tout simplement de nous y intégrer ou non … Sans doute le problème est-il plus complexe. S’il fallait parler d’un rattachement possible à l’histoire du cinéma, de l’écriture cinématographique des chorégraphes de la fin du 20ème siècle, il faudrait se demander à quel croisement de ces quatre directions possibles (qui vont vers un cinéma pictural / plastique, littéraire / dramatique, spectaculaire ou documentaire), à quel endroit, cette écriture serait la plus à même de faire son apparition.

La définition de la danse en tant qu’art, la fait se ranger parmi les arts du spectacle. Mais un art du spectacle qui contrairement au théâtre (lequel se regarde et s’écoute …) produit un effet sur celui qui la contemple essentiellement par les images qu’elle donne à voir, des corps … Si physique et charnelle que soit la “dépense” des danseurs sur le plateau, le spectateur n’a pas accès au contact, au toucher de ces corps, ni à leur parfum … tout juste parfois en perçoit-il le son à travers la respiration ou le choc sur le sol, mais jamais n’entend-t-il la musicalité de la danse si ce n’est par le regard qui permet de comprendre l’attaque d’un geste, sa qualité, son délié, son rythme … bref sa musique même. La musique même de la danse est visuelle.

Pour cela, la danse est-elle sans doute plus qu’un art visuel, un art de la vision, au sens quasi mystique du terme car elle donne à voir ce qui est au-delà du visible, ce qui est de l’invisible, de la combustion, de la chaleur, de l’énergie, du feu … Il peut lui arriver de frôler quelque chose qui serait de l’ordre de la restitution très pure du fantasme, dans ce qu’il a de plus fondamentalement sexuel … et qui se structure, précisement de l’image du corps des autres. La danse a le pouvoir de propulser l’imaginaire du spectateur là où la logique consciente s’arrête, là où le moteur le plus efficace de l’action, de la pensée et de la création humaines trouve à s’alimenter, près de ce réservoir d’images reliées à des sensations, excitations affectives et sensuelles … où vient se nourrir le désir. La danse, parfois … en ses chefs-d’oeuvre … rencontre du regard le spectateur, là sa propre production d’images fantasmatiques, nocturnes est entreposée, déposée … selon une organisation rigoureuse mélée de mots, “structurée comme un langage”, dirait Jacques Lacan … mais non pas structurée comme le langage verbal.

Mais pour quelque raison primaire, liée sans doute à cette fonction de la caméra d’ “enregistrer” ce qui se présente devant elle … d’ “enregistrer” et non pas d’exprimer … de capter la chose réelle, artificielle ou naturelle, mais réelle et concrète, qui se trouve devant l’objectif … le cinéma ne semble pas si prédestiné au rêve ou à la restitution de l’irréel que le spectacle vivant des corps. Pourtant, il semblerait que la nature même de l’image, dans nos rêves et nos fantasmes, soit plus proche de la nature de l’image au cinéma (que de l’image inscrite dans l’espace du cadre de scène). Il semblerait que le fantasme opère sur les images de la réalité … un traitement qui en réduise la troisième dimension et découpe à la fois l’action, le geste, la forme de l’objet représenté, selon une logique de recadrages et d’éllipses très étonnamment semblables à celles du montage cinématographique.

Hormis donc ce rapport figé de la caméra à travers le regard de l’objectif … à la réalité concrète qu’elle a en face d’elle, le cinéma semblerait disposer des méthodes qui permettraient aux chorégraphes de toucher l’inconscient des spectateurs, aussi essentiellement qu’ils le font lorsqu’ils travaillent pour la scène.

La question se pose alors de savoir : pourquoi l’exigence de “réalisme” qui n’a jamais existé dans la danse, ni dans la musique, ni dans la poésie … est-elle aussi forte au cinéma (et ce malgré le rapport à la peinture et au spectacle que certaines formes de cinéma ont pu entretenir et développer) ; pourquoi l’image non photographique, non animée, la peinture et le dessin, même à un stade très primitif et très simple, ont-ils largement évoqué, désigné ces dimensions qui donnent son sens à l’art : dimensions de l’invisible (charnel et métaphysique), de l’indicible (dans l’ordre du langage verbal) … de l’au-delà-des limites du réel.

Les explications d’ordre purement “économiques” invoquant le développement du septième art en industrie … ne semblent pas suffisantes. Pourquoi le corps s’est-il absenté, au profit de l’histoire et de la parole … de l’image cinématographique (depuis l’apparition du cinéma parlant, malgré la dimension infiniment convaincante et émouvante qu’aurait pu développer la présence du corps à l’écran …).

Je crois qu’il faut aller chercher des réponses dans la nature même de l’art du cinéma, non pas que ces réponses doivent induire une attitude fataliste dans la création … bien au contraire … Je crois qu’il faut que nous, chorégraphes, pour que nous ne rencontrions pas l’échec dans cet art qui est né et qui s’est développé tout à fait en dehors de nous … devons connaître à la fois la diversité de son histoire, mais aussi le fond commun de toutes ses tentatives. Nous devons comprendre là, dans quelle forêt vierge nous mènerons notre expédition pour défricher les nouvelles terres, ouvrir les nouveaux chemins … sans que le climat ne nous étouffe. Sans que nos méthodes de création, si contraires à celles habituellement pratiquées au cinéma, ne soient évacuées … et tout en venant là même où l’on pourrait nous attendre.

Sur ces nouveaux sentiers qui rétabliraient, dans un cinéma qui ne serait pas seulement un cinéma chorégraphique au sens strict un meilleur passage aux dimensions physiques et charnelles … un nouvel accès à la magie, à l’illusion et l’irréalité.

Karine SAPORTA

Février 92

Juillet 1992 – edito de la plaquette de saison 92/93

Il en serait de la mémoire, aujourd’hui, un peu comme d’un muscle ayant été sollicité par un effort multiplié à l’infini, un effort lié à l’adaptation de l’être pendant des siècles … aux exigences de la vie quotidienne.

Il en serait de la mémoire, aujourd’hui, comme d’un muscle longtemps tendu à l’extrême et qui pourrait enfin se relâcher, parce que le travail à accomplir pourrait l’être sans dépense physique humaine : grâce à la machine, au moteur.

Il en serait pour la mémoire comme pour un muscle ; son relâchement rapide, subit, récent, aurait déclenché des troubles, des disfonctionnements, voire des soubresauts, des sursauts, des secousses … avant de créer sans doute à plus long terme une inévitable atrophie …

Il y aurait eu deux très grands moments dans notre histoire où des inventions, découvertes techniques concernant la reproduction des écrits, des images et des sons auraient contribué à déclencher une diminution subite du travail de la mémoire.

Ces moments correspondraient au 14ème siècle, à la découverte du livre portable et de l’imprimerie et au 20ème siècle à l’application multiple, variée, à très large échelle, du procédé photographique, de la reproduction sur support magnétique et surtout de l’informatique …

L’informatique aujourd’hui capable … d’une virtuosité de la mémoire, bien plus vertigineuse encore que celle des moines copistes du Moyen-Age (capables de réciter la Bible par coeur à l’endroit, à l’envers et de se souvenir parfaitement de la place même des mots dans de très longs volumes … ).

Ainsi aujourd’hui en 1992, alors qu’elle peut rêver un développement, allant s’accélérant, des techniques inhumaines ou déshumaines … surhumaines et magiques de la mémoire, comment imaginer un seul instant que, pour quelque désuète beauté du geste, l’humanité continue d’entretenir la tension d’un effort sollicitant une faculté infiniment moins rentable, moins efficace que l’informatique.

Comment ne pas considérer comme inévitable l’effondrement d’ici, une, deux ou trois générations de cette tension … Comment ne pas considérer que nous vivons aujourd’hui le passage d’une civilisation de la mémoire à une civilisation de l’oubli. Comment ne pas considérer comme les symptômes d’un trop violent et trop brusque relâchement de la machinerie-mémoire les aberrations actuelles de notre rapport à l’histoire : amnésies accidentelles, retours nostalgiques excessifs à des souvenirs … mal entretenus et mille autres disfonctionnements surprenants et imprévisibles.

Les générations suivantes ne connaîtront peut-être plus de tels dérèglements de la mémoire lorsqu’une atrophie plus irréparable de la faculté du souvenir sera installée.

Entamé, depuis la fin du 19ème siècle et le début du 20ème siècle le processus de décomposition de la faculté de la mémoire concerne certainement de façon remarquable la génération de l’après deuxième guerre mondiale.

Etranges, au cours de ce siècle les manifestations des symptômes concernant la fragilisation de la faculté de la mémoire et qui ont donné lieu à une dévalorisation de la mémoire (“du passé faisons table rase”), à une remise en cause généralisée du respect du souvenir … qu’il soit collectif, familial, ou même individuel.

Les artistes du 20ème siècle ont, dès le début de ce siècle désigné toutes ces choses. Ils les ont préssenties alors qu’elles n’étaient pas encore visibles ni révélées …

Ils ont désigné, signalé, parlé cette fuite du récit, de l’histoire, courroie de transmission d’une génération à l’ autre. L’on peut mettre en parallèle le fait qu’ils aient désigné la mort du récit, la mort de l’histoire et la perte du sens de l’Histoire. Ils ont désigné l’absurde, fondé l’oeuvre sans histoire …

L’abstraction dans l’art, ou bien même les approches dadaïste et surréaliste de l’art, si elles remettent en question l’idée d’un art narratif …ne coïncident-elles pas avec un vide d’ “histoire” qu’est alors sur le point de laisser l’éclatement de la famille.

Ainsi, l’évacuation du récit dans l’art, la rupture dans la transmission de l’Histoire (familiale, sociale) d’une génération à la suivante … et l’accélération de la perte de mémoire liée au développement de la technique, ces phénomènes ne seraient pas étrangers les uns aux autres (même s’il est proprement impossible de dire lequel des trois est à l’origine des deux autres).

Peut-être même le rapport à l’émotion aujourd’hui en 1992 … au remords, à la culpabilité et … à la jouissance serait-il affecté par cette tendance à l’amnésie.

Si les événements de 1968 suivent de peu l’invention du mot “informatique” (apparu en 1962) ils précèdent aussi le passage imminent et violent de l’informatique d’un stade expérimental à un stade qui lui permettrait d’affecter profondément la vie et la structure de la société dans sa totalité.

Depuis 1968 se sont envolées bien des références, bien des mémoires capables de produire ou de reproduire de la culpabilité. Or l’oubli, l’amnésie sont peut-être les conditions de la jouissance déculpabilisée des biens matériels de leur jouissance dans l’instant. L’interdit, lui, serait du côté de la mémoire.

Aujourd’hui, là où le souvenir et la mémoire auraient pu sembler être des notions ennemies de la créativité, de l’imagination, du désordre et de la “différence” … l’on pourrait se demander ce qu’il en est.

On pourrait se demander si la mémoire ne serait pas tout à coup devenue subversive là où il y a 20 ans encore, elle assurait, à l’inverse l’ordre et la continuité.

Néanmoins, s’ils sont assez frappants, assez évidents et clairs, les moments marquant l’histoire d’une faculté vouée à plus ou moins long terme à l’atrophie ou la disparition …, si la question se pose de savoir jusqu’à quel point une telle faculté pourra disparaître sans que soit affecté profondément le fonctionnement de la pensée humaine, les relations de l’être au temps (passé, présent, avenir), à l’espace, à la permanence, à l’identité …

…. Il faut aussi se demander si pour la pensée humaine, l’activité de la mémoire est réellement indispensable, constitutive …

Ou bien au contraire si le poids de la mémoire, des souvenirs n’aurait pas pesé, depuis les origines, sur l’acte de pensée au point que celui-ci pourrait aujourd’hui retrouver une agilité, une légéreté et une réelle audace dans une émancipation absolue de son devoir de mémoire. Et si le travail de la mémoire comme le travail physique ne se serait pas compris, depuis les origines, dans le cadre (dépassé ?) du destin tragique de l’aliénation de l’humanité, aliénation de son plaisir … de sa pensée.

Pourtant, comme il est encore vertigineux d’imaginer un corps déshabitué de l’effort physique … ! Vertigineux aussi d’imaginer une pensée purifiée de la tension du souvenir … Car l’on se demande encore si la mémoire n’est pas, en fait, l’émotion de la pensée ?

Et qu’il est mal aisé de savoir ce qu’il importe, pour nous artistes, danseurs, aujourd’hui de défendre !

… De savoir combien proche ou combien détachée du présent doit être notre position. Car si nous sommes désignés pour déplacer sans relâche les limites du temps présent dans les deux sens : pour annoncer parfois l’arrivée d’une réalité au-delà des perceptions de l’instant, nous pouvons et nous devons aussi vociférer du fond du passé d’une Humanité qui nous traverse, nous transperce.

De telle sorte qu’à travers nous se perpétue l’expression du rêve d’un au-delà du présent et du réel, d’une perpétuité, d’une perpétuation collective défiant l’étroitesse des temps individuels.

Et, à l’heure où le cadran même de la montre avec sa mécanique circulaire et le déplace ment physique de ses aiguilles devient vestige d’un univers encore dépendant des efforts du corps et de la mémoire des hommes … à l’heure où le temps s’affiche, se compte et se met en mémoire sans engrenage physique ni mécanique, quel sera notre rôle à nous artistes, mécaniciens du corps – sans écriture et dépourvus même de toute autre technique d’enregistrement de nos faits et de nos gestes, que celle résidant en nos mémoires vives ?

Notre rôle à nous, sera-t-il de sauvegarder des facultés archaïques telles que l’effort physique, le calcul mental, le souvenir ? De résister à la perte de la mémoire, à l’effacement de l’engagement de la machine corps dans la transformation du monde … Ou bien de conclure un changement de statut du corps et du souvenir … et puis peut-être, tels les horlogers de l’ancien temps … à terme de disparaître.

Autrement posée, la question est tout à la fois troublante, terrible et exhaltante pour nous : l’explosion toujours actuelle de la danse comme art noble et majeur est-elle le dernier soubresaut d’un corps et d’une faculté de mémoire en passe de devenir improductifs … Ou au contraire cette explosion témoigne-t-elle aujourd’hui et pour longtemps avec éclat de la valeur irremplaçable de ces deux outils très humains ?

Karine SAPORTA

Juillet 1992

Auto-portrait
Janvier 1992

Le fantasme est peuplé de photographies ou, pourrait-on dire la photographie n’est que … parce que les fantasmes sont. Cadrages, recadrages de corps amoureux, éclats de scènes primitives, traces des premières scènes d’amour et d’exclusion, nos imaginaires sont faits en images : fixes, éternellement retournant vers un lit d’images originelles.

Voilà pourquoi la photographie m’intéresse … voilà pourquoi, parallèlement aussi, toute mon oeuvre présente et représente comme des hallucinations originelles, les mille images surgies du mouvement brisé en un défilement vertigineux.

Parce que la représentation photographique et la représentation chorégraphique me sont jumelles, parce que toutes deux se dévorent des yeux … et plus encore que le cinéma qui lui n’est plus muet. La création chorégraphique ne se définit pas toute dans la création de mouvement, elle est d’abord création d’images (de l’être).

Ainsi, ma création photographique est en moi-même, identique à ma création chorégraphique. Je suis une chorégraphe-photographe…
Et s’il arrive que je danse ce que je crée… je réalise alors sur scène, quelque chose d’un auto-portrait.

Karine SAPORTA

Janvier 1992